Le vendredi 10 mars 2017 à B17 à Nantes, le groupe Déjacque de la Fédération Anarchiste a organisé une rencontre avec JP Tertrais, auteur de Jusque là tout va bien, pour une décroissance libertaire. Il a été question d’un état des lieux sur les questions environnementales (pollution, climat, déforestation, technologies, démographie, etc.) et sociales (mobilité, cadence, accélération, etc.). Nous avons parlé ensemble, entre autres, des solutions proposées par la décroissance libertaire par rapport à d’autres courants, du rapport entre environnement et luttes sociales et des précurseurs (Reclus, Kropotkine, Bookchin). Voici un résumé de l’ intervention fourni par l’auteur.
Une dynamique complètement folle qui nous submerge
Pendant très longtemps, les sociétés ont été relativement stables, ou du moins leur extension n’a pas été significative. La croissance économique en tant que telle existe depuis seulement un peu plus de deux siècles dans les pays occidentaux. Cette croissance se réalise selon trois étapes fondamentales :
° sa naissance en Europe avec la révolution industrielle et la colonisation, c’est-à-dire la domestication de l’énergie et l’utilisation accrue des matières premières, soit par la force musculaire des esclaves, soit par le rationalisme scientifique, la machine à vapeur.
° une première accélération aux Etats-Unis, au début du 20e siècle, avec le taylorisme, l’organisation scientifique du travail, et le fordisme, la production et la consommation de masse.
° une deuxième accélération, après le seconde guerre mondiale, avec le plan Marshall de reconstruction de l’Europe en juin 1947, et une prétendue « aide au développement » en faveur des pays pauvres.
Plusieurs remarques s’imposent au préalable :
° la croissance économique n’est pas du tout un phénomène naturel, comme certains essaient de le faire croire, mais une exception historique (et qui aura même été de courte durée par rapport à la longue expérience de l’humanité).
° la production n’est plus censée répondre à la demande comme dans le sociétés traditionnelles ; elle la stimule par des besoins artificiels. Elle devient une fin en soi. C’est ce que certains appellent la filière inversée.
Cette croissance s’appuie sur deux facteurs qui s’auto-entretiennent : un essor démographique sans précédent dans l’Histoire et une accélération permanente du cycle production-consommation.
Le facteur démographique : la population mondiale connaît une très faible croissance durant des milliers d’années. Ce n’est qu’à partir du 19e siècle, avec les progrès économiques et sanitaires, que le processus s’accélère de manière vertigineuse : de un milliard peu après 1800 à plus de 7 milliards aujourd’hui.
Le cycle production-consommation : la recherche effrénée du profit a construit, non pas le rêve, mais le délire américain, illustré par les propos de Victor Lebow, spécialiste américain du marketing : « Notre économie remarquablement productive veut que nous fassions de la consommation notre mode de vie, que nous transformions l’achat et l’utilisation de biens et services en rituels. Il nous faut consommer, user, remplacer et rejeter à un rythme toujours croissant ». Plusieurs outils seront mis au point pour instaurer cette société de consommation (publicité, crédit, usure programmée des biens…). Tout a été aussi mis en œuvre pour contrer les résistances : nier l’évidence, tranquilliser à tout prix, minimiser les risques, masquer les périls, voiler les avertissements.
Le résultat, c’est que de nombreux paramètres de nos sociétés et de notre impact sur la planète adoptent aujourd’hui une allure exponentielle, c’est-à-dire dont la représentration graphique constitue une courbe s’élevant « jusqu’au ciel », c’est-à-dire encore des chiffres dont la grandeur défie l’intuition. Pour cette raison, la « mégamachine » (L Mumford) est confrontée aujourd’hui à une barrière externe, l’épuisement des ressources, l’ébranlement des bases naturelles. Et donc, parallèlement, à l’augmentation du coût de la restauration des fonctions environnementales, de la biodiversité, des « services écologiques » que rendait la nature.
Il s’agit bien dune dynamique folle, aveugle, irréversible, autodestructrice, d’un système qui sape quotidiennement ses propres fondements, qui consume tous les liens sociaux et toutes les ressources naturelles pour seulement se perpétuer. Le capitalisme ne peut s’auto-limiter : il faut croître ou disparaître. Un capitalisme qui se caractérise par la double exploitation de l’homme et de la nature. Ce qui a jusqu’à présent décuplé sa force accroît désormais sa vulnérabilité. D’un côté, la surexploitation, et donc la fragilisation, des écosystèmes, les pollutions multiples, l’épuisement des éléments naturels, l’instabilité du climat ; de l’autre, des salariés dont on exige qu’ils mobilisent toutes les ressources nécessaires – physiques, intellectuelles, affectives – à l’augmentation du chiffre d’affaires, un recyclage permanent du « capital humain ».
« L’humanité, notre propre espèce, est devenue si abondante et active qu’elle rivalise désormais avec les grandes forces de la Nature en termes d’impact sur le fonctionnement du système Terre », écrivait Jacques Grinevald, philosophe et historien, traducteur de Nicholas Georgescu-Roegen, le « père » de la décroissance.
Un état des lieux de la planète
Le symptôme le plus significatif de la dévastation capitaliste est sans doute l’état de la biosphère (ensemble de l’espace où la vie est possible). On ne peut estimer de manière pertinente le degré de gravité de la situation qu’avec un minimum de données fiables. Chacun des domaines abordés pourrait faire l’objet d’un débat spécifique ; on se limitera à deux ou trois lignes.
° La déforestation. Selon la FAO, le déficit réel des terres boisées pour la période 1990-2010, est de l’ordre de 53 000 km2 par an (l’équivalent de deux fois la France en vingt ans). Sans oublier que le plus grave n’est pas le recul des forêts en surface, mais la dégradation de leur fonction écologique.
° L’érosion de la biodiversité. L’humanité a plus profondément et plus rapidement modifié les écosystèmes depuis les cinquante dernières années que depuis toute son histoire. C’est le bien-être de l’homme qui est menacé, et peut-être bientôt sa survie. C’est ce qu’auraient dû comprendre les écolo-sceptiques soit-disant humanistes.
° La disponibilité réduite de l’eau douce. Au rythme actuel de la croissance démographique et de l’évolution de la consommation, la population vivant sous le seuil de rareté absolue (soit 500 m3 par habitant et par an) approcherait 1,8 milliard.
° L’accumulation des déchets. Juste un chiffre : en 2020, les villes chinoises produiront annuellement 400 millions de tonnes de déchets, soit la quantité rejetée par la planète entière en 1997.
° Les perturbations climatiques. Selon Norman Myers du Green College d’Oxford, à l’horizon 2050, deux cents millions de personnes pourraient être chassées de chez elles par le dégel des terres, la montée des mers ou l’avancée des déserts.
° L’épuisement progressif des matières premières. 27 matières premières minérales ont été qualifiées de « critiques » (cuivre, phosphore, hélium, uranium, zinc, argent, tritium…). L’inquiétude réside principalement dans le risque de pertes d’emplois et de conflits sociaux, de graves pénuries dans plusieurs filières, et l’avenir compromis de certaines nouvelles technologies.
° La question nucléaire. Les raisons du refus de cette filière sont nombreuses : atteintes graves à la santé, multiples incidents, insécurité, gestion des déchets reportées sur les générations futures, pseudo-indépendance énergétique, société policière, voire militarisée induite par la centralisation nécessaire, coût réel élevé…
L’empreinte écologique.
L’ensemble de tous ces impacts sur les différents milieux peut se concrétiser, se synthétiser, de manière globale, par la notion d’empreinte écologique, outil qui mesure la pression qu’exerce l’hommre sur la nature. Cet outil estime que nous dépasserions d’ores et déjà de 30 à 40 % (pour être prudent) les capacités de régénération de la planète. Non seulement nous puisons dans les revenus, mais nous dilapidons le capital. Si tous les habitants de la planète voulaient adopter notre mode de vie, les ressources mondiales n’y suffiraient pas. Le mode de vie « occidental » n’est pas généralisable à l’ensemble de la planète. Compte tenu des tendances lourdes de notre économie de prédation, il le sera encore moins pour les générations futures. L’humanité vit au-dessus de ses moyens ; il faut impérativement décroître.
Le problème de l’énergie.
Quand on sait que sa consommation a été multipliée par dix au cours du 20e siècle, on comprend que l’énergie constitue le pilier principal des sociétés modernes. Dans Le choix du feu, Alain Gras, socio-anthropologue des techniques, rappelle que, durant des millénaires, les énergies naturelles ont imposé des limites ; le recours à l’énergie fossile va débloquer ce verrouillage. La Révolution industrielle marque donc un point de rupture : la capacité à transformer l’environnement augmente de façon extrêmement brutale. Nous passons d’une société fondée sur la demande à une autre, fondée sur l’offre, avec l’illusion que l’homme peut s’affranchir des lois naturelles. Avec les énergies fossiles, tout semble désormais possible, ce qui annonce la société du toujours plus, de l’excès, de la démesure.
Or ce déni de la réalité, cette ignorance délibérée des limites conduit à une impasse. Le bilan, au plan énergétique, peut en effet se décliner selon plusieurs critères qui n’incitent guère à l’optimisme (là encore, chacun de ces critères pourrait faire l’objet d’un débat spécifique) :
° Les sociétés modernes sont totalement dépendantes des ressources énergétiques fossiles.
° La demande continue à croître (augmentation de la population mondiale, croissance économique des pays « émergents »).
° Les énergies fossiles s’épuisent inexorablement (le pic mondial de la production pétrolière « conventionnelle » a été atteint entre 2004 et 2008).
° Aucune alternative ne peut remplacer intégralement le pétrole.
° La filière nucléaire est en perte de vitesse (la part du nucléaire dans l’électricité mondiale passe de 17 % en 2005 à 9 % aujourd’hui, et les difficultés d’Areva, d’EDF et de quelques autres vont précipiter la chute).
° Les énergies renouvelables ne suffiront pas à couvrir les besoins (l’ensemble de ces énergies ne représentent actuellement que 14 % de l’énergie primaire totale consommée dans le monde, et 6,4 % dans l’Union européenne).
En résumé, compte tenu du déclin prochain des énergies fossiles et du nucléaire, de la difficulté à mettre en œuvre les énergies renouvelables à une échelle significative et de la demande croissante, nous nous dirigeons vers un « choc énergétique », et non vers une transition en douceur comme tentent de le faire croire les classes politiques, tous bords confondus.
Une autre conséquence de cette dynamique destructrice est la menace qui pèse sur la capacité à nourrir l’humanité dans un avenir proche. La FAO elle-même reconnaît près de 900 millions d’affamés dans le monde, chiffre auquel il faut ajouter un milliard deux cents millions de personnes souffrant de carences alimentaires graves. Si l’on peut considérer que ce problème est aujourd’hui un problème de distribution, d’accès à la nourriture, c’est-à-dire strictement politique, l’avenir pourrait être plus sombre.
La production alimentaire dépend en effet de nombreux facteurs. Quelques-uns pourront évoluer favorablement : la mise en culture de nouvelles terres, la lutte contre le gaspillage alimentaire, le développement de l’agro-écologie. Il est très peu probable que ces facteurs favorables parviennent à compenser ceux qui contribueront à réduire la production alimentaire :
° La diminution des surfaces des terres agricoles : la France perd, avec l’urbanisation, les infrastructures de transport, les chantiers, les carrières, l’équivalent d’un département tous les sept ans. Il faut y ajouter les surfaces consacrées aux agrocarburants et la submersion de certaines terres.
° La diminution des rendements : détérioration des sols, problème de l’eau, disparition des insectes pollinisateurs, perturbations climatiques, alimentation carnée, épuisement des « ressources halieutiques ».
La fin prochaine du pétrole bon marché sans lequel il n’y a ni mécanisation, ni engrais chimiques, ni pesticides, constitue une autre variable de taille.
La situation actuelle est donc plutôt préoccupante. Aucun scenario n’est écrit à l’avance, mais il est certain qu’on ne peut pas poursuivre dans cette voie. Le futur ne sera pas le prolongement des courbes du passé ; il sera fait de ruptures. La question essentielle est donc la suivante : quel type d’organisation sociale permettra de rendre harmonieux les rapports entre l’être humain et la nature ? Quels moyens politiques, sociaux, économiques ? Parce qu’on ne peut pas opposer le social et l’écologique : la sur-pêche inconsidérée, c’est à terme la mort du pêcheur.
La première condition est de sortir du capitalisme parce que ce système a besoin d’une croissance continue pour se perpétuer. Or une croissance économique illimitée dans un monde limité est rigoureusement impossible (et la croissance verte ou l’économie circulaire ne sont que de dangereux mythes). Ce système capitaliste s’est lui-même placé devant un choix difficile : ou il cherche à relancer la croissance (ce qui est d’ailleurs voué à l’échec) et il saccage irrémédiablement la planète ; ou il tente de préserver ce qui peut l’être des écosystèmes, et il torpille l’économie. La mauvaise santé du système, c’est-à-dire son effondrement partiel, pourra servir de point d’appui ; mais ce sera insuffisant.
La deuxième condition est la destruction de l’Etat parce que les intérêts dudit Etat et du capitalisme convergent . C’est l’Etat qui, par la loi, a légitimé la propriété privée, et qui la protège.
C’est l’Etat qui a permis la puissance des multinationales (subventions, allègements fiscaux, crédits de formation et de recherche, infrastructures, brevets, externalisation de nombreux coûts – dont la pollution, prise en charge de pertes financières, interventions policières lors de conflits entre employeurs et salariés…).
C’est la dimension même des travaux commandés par les Etats qui a conforté la taille des entreprises : infrastructures gigantesques, autoroutes, TGV, aéroports internationaux, terminaux portuaires, mégalopoles, barrages immenses, centrales, super-pétroliers, complexe militaro-industriel…
C’est l’Etat qui vient en aide aux banques en difficulté et au secteur automobile en sortie de route, tout en bradant le service public et la protection sociale.
La troisième condition est de stabiliser le plus rapidement possible la population mondiale, avant de la faire décroître, parce que l’arrivée chaque année d’environ 50 millions d’individus nouveaux porte atteinte aux ressources naturelles et aux écosystèmes, et anéantit les efforts consentis par une partie des populations pour tendre vers un mode de vie plus frugal.
La quatrième condition est de sortir du productivisme qui pourrait tenter même des partisans d’une société égalitaire et libertaire si, par productivisme, on entend l’accroissement systématique de la production pour satisfaire des besoins sans intégrer les contraintes écologiques. Or le moteur principal du productivisme est l’accélération du progrès technique. Sortir du productivisme, c’est donc parallèlement redéfinir le rapport de l’homme à la technique, l’utilité sociale et la finalité de la production, le sens du travail.
Ce que l’Histoire officielle ne dit pas, c’est que de nombreux travailleurs, artisans, paysans ont dénoncé les effets des nouvelles machines sur leur travail et leur mode de vie, les dangers, les risques, les nuisances pour un « confort » souvent illusoire acquis au prix de la dignité, de la liberté. Les différents pouvoirs ont tout utilisé pour faire taire les contestations, éteindre les controverses, pour imposer aux catégories dominées une société technologique, annonçant la société de production et de consommation de masse.
Mais le refoulé resurgit toujours. On commence seulement à mesurer les conséquences dans tous les domaines de l’asservissement aux machines et aux contraintes de l’industrie. Le schéma était trop simple : progrès de la science, puis progrès technologique et industriel, enfin progrès social et moral. Le mythe d’un vaste consensus autour du projet de fabriquer un monde meilleur par la technologie s’effondre.
Il nous appartient de concevoir des machines pour en faire des instruments servant nos propres fins (techniques intermédiaires, à basse consommation….) dont le fonctionnement soit aisément appropriable par tous dans le but d’une maîtrise collective de l’appareil de production.
Alors, la grande question, c’est comment passer d’une société mortifère à une société désirable ?
Pendant longtemps, considérant que l’entreprise était le seul lieu de pouvoir, la forme de lutte évidente a été le syndicalisme, qui prônait la grève générale en vue d’une révolution sociale supprimant la propriété privée des moyens de production.
Si cet objectif de société sans classes n’a pas disparu pour tout le monde, au cours du 20e siècle, la société a profondément changé : évolution des classes sociales, influence de la publicité, du marketing, des grands médias, fascination exercée par la technique, « embourgeoisement » par l’élévation du niveau de vie, dérive du syndicalisme vers la bureaucratie, le corporatisme, l’accompagnement des contre-réformes du capitalisme.
Depuis deux ou trois décennies, alors que le syndicalisme ne rassemble plus qu’environ 7 % des salariés, d’autres formes de luttes apparaissent, des résistances, des engagements plus locaux, sur des objectifs immédiats, proches, visibles, mais plus limités.
Aujourd’hui, les lieux de pouvoir sont multiples, l’entreprise n’en est qu’un parmi d’autres. C’est précisément parce que le capitalisme doit être attaqué en tant que système que la lutte doit être globale, regrouper toutes les sensibilités, les perceptions, les approches.
Syndicalisme, désobéissance civile (occupations, séquestrations, sabotage), opposition aux grands projets inutiles et imposés qui ne répondent en rien aux besoins vitaux des populations, c’est-à-dire contre l’aménagement capitaliste du territoire (TGV, lignes THT, centrales nucléaires, aéroports internationaux, sites miniers, projets immobiliers…), alternatives en actes (coopératives, AMAP, SEL, structures associatives autogérées, habitat en propriété partagée…), éducation populaire dans l’esprit des anciennes Bourses du travail (auto-formations, conférences…), luttes paysannes (contre les OGM, la brevetabilité du vivant).
Toutes ces luttes constituent autant de laboratoires où s’exercent l’appropriation de la parole, l’apprentissage de la démocratie directe, des relations horizontales, des prises de décision sans délégation, le partage des expériences. La palette des luttes possibles est suffisamment large pour que chacun puisse trouver sa place en fonction de ses motivations, de ses centres d’intérêts, de ses compétences, de sa disponibilité. Dans une société dont l’avenir est très mal engagé, le pire serait, de toutes façons, de ne rien faire.